L'Insaisissable

Anne Richardson Roiphe

Les Éditions du Sonneur

  • Conseillé par
    23 juin 2015

    Anne Roiphe : l'insaisissable

    Paru aux Editions du Sonneur, "L’insaisissable" désigne le bacille du Choléra! Anne Roiphe s’empare d’un moment de l’histoire de la médecine, quand en 1883, Louis Pasteur envoie trois chercheurs à Alexandrie où sévit le choléra. Emile Roux, Louis Thuillier et Edmond Nocard ont pour mission de découvrir le germe responsable de cette affreuse maladie et si possible d’y réussir avant Robert Koch, le père de la bactériologie, lui aussi à Alexandrie, déjà célèbre pour avoir découvert le bacille de la tuberculose et celui du charbon.

    Une émulation va alors se développer entre les médecins français et le médecin allemand et le lecteur suivra pas à pas les différente tentatives pour reconnaître au milieu d'autres cet être vivant invisible à l’oeil nu mais terriblement puissant et dévastateur. Nous découvrons les méthodes de recherche, les échecs, les découragements mais aussi les avancées de cette formidable enquête scientifique plus passionnante que n’importe quelle histoire policière et tout aussi meurtrière.
    J'ai eu envie de lire ce roman pour prolonger l'intérêt que j'avais éprouvé en lisant Peste et Choléra de Patrick Deville a propos d'un brillant collaborateur de Pasteur, Alexandre Yersin, découvreur du bacille de la peste.
    Et pour ceux que rebuterait un tel thème, sachez que, non, on ne s’ennuie jamais en lisant L'insaisissable malgré son aspect documentaire car il s'agit bien d'un roman dont la trame est intéressante et les personnages attachants.
    Autour des personnages historiques des trois savants et de Pasteur, Ann Roiphe crée des personnages imaginaires. Nous suivons, en particulier, Este, une jeune fille intelligente et volontaire, qui va bientôt s'intéresser aux recherches des savants. Elle est la fille de Lydia Malina et du docteur Malina, un juif d’Alexandrie, bien implanté dans sa ville, mais autour duquel se trame un complot politique dans un pays qui est alors sous le contrôle anglais.
    Une histoire d’amour impossible mais intelligemment menée naît entre Este et Louis et vient pimenter le récit qui laisse une grande place à Alexandrie, mêlant habilement le passé antique de la cité et l’époque de cette fin du XIX siècle. L’animation du port, les marchandises qui y sont déchargées et répandent la maladie, les odeurs, les couleurs, la saleté sur lequel plane la peur de la mort, la pestilence, les cadavres qui jonchent le sol ou encombrent les hôpitaux donnent un cadre très impressionnant au récit.

    « Une fois dans la rade, le navire croisa les masses noires des cuirassés rouillés, le pavillon rouge orné de l’étoile et du croissant flottant à leur poupe. Des timoniers barbus, portant des tarbouches, avançaient à la rame entre les grands vaisseaux qui arboraient le drapeau des Etat-Unis d’Amérique ou l’Union Jack….. Quelques felouques appartenant au pacha allaient et venaient; une fioriture turque était peinte sur leur poupe et des caractères arabes dorés, aux hampes allongés, décoraient les casiers qui renfermaient leur roue à aubes. »
    Anne Roiphe fait du bacille un personnage du roman et pas le moindre! Comme les gens qui y sont exposés, le lecteur ne peut l'oublier et sait qu'une négligence peut être fatale à ceux qui oublient les consignes d'hygiène rigoureuses prescrites par Pasteur. Grâce à l’écrivaine le lecteur est rendu omniscient, il sait ce qu'ignorent les personnages : où se cache le bacille, qui risque de tomber dans le piège ou au contraire en échapper, jeu de hasard où la Mort sort victorieuse. Le style brillant qui prend parfois des accents épiques fait apparaître les désastres de l’Histoire, les armées des grands empereurs, les massacres perpétrés au nom de la religion comme dérisoires par rapport à la bataille victorieuse de l’infiniment petit, de ce vibrio cholerae qui peut se répandre sur le monde entier et faire en un jour plus de morts que les batailles des siècles passés.

    « Anonyme, invisible, cet organisme minuscule recourbé et muni d’une queue mobile, flottait dans les fleuves où les grands dieux avaient plongé, dérivait près des rochers sur lesquels les femmes battaient leurs draps, effaçant les souillures laissées par l’amour et la procréation, par le sang et la salive, par les mucosités, le pus, les taches fécales, les caillots des bronches. Ces êtres n’avaient pas de poésie propre, aucun mythe ne les soutenait en chemin, et pourtant ils prospéraient… »

    "L'insaisissable" propose une réflexion sur le processus de la vie, sur cette lutte indispensable et inévitable de tous les êtres pour manger et rester vivants. L’écrivain imagine le questionnement des scientifiques qui, parvenus aux limites de leur savoir, doutent et s’interrogent.

    "Il pensait à tous les processus indispensables à la vie; croquer, mastiquer, mâcher, engloutir, siroter, broyer, griffer, saisir. Nous ne sommes rien de plus que des machines à digérer, se disait Louis, et cette idée le réconfortait. Le puma et la levure diffèrent par leur taille, non par leur comportement. Tous deux dévorent, ouvrent leurs gueules, absorbent, évacuent des déjections et continuent de vivre, car ils agissent de la sorte et mourraient s’ils s’en abstenaient. L’homme procédait de même. Pourquoi les choses étaient-elles ainsi? Louis l’ignorait. Peut-être était-ce Dieu qui avait créé tout ce qui existait et qui avait conçu les organismes vivants afin qu’ils se mangeassent les uns les autres en une ronde masticatoire sans fin. Les humains eux-mêmes n’étaient rien de plus qu’une ressource alimentaire pour les asticots et pour d’autres êtres plus petits encore. (…) "
    "Quel organisme se repaissait, se sustentait du choléra? Et qu’en était-il du choléra lui-même qui refusait d’être noyé, qui refusait de périr par le feu? Le choléra était-il la seule créature immortelle qui fût sur Terre?"

    Ce livre est aussi un bel hommage à tous les chercheurs du passé ou actuels qui risquent leur vie en se dévouant à la science.


  • Conseillé par
    8 juin 2015

    L'amour au temps du choléra

    Dans « L’insaisissable », la romancière américaine Anne Roiphe transforme un épisode avéré du progrès scientifique en roman d’aventures, grâce à la magie d’une écriture où elle dose avec maestria tous les ingrédients du genre.

    Alerté par l’épidémie de choléra qui se déclare à Alexandrie en 1883, Louis Pasteur y dépêche trois scientifiques, afin qu’ils identifient la bactérie responsable de centaines de morts, et ce avant le célèbre médecin allemand Robert Koch déjà sur place. Principal port d’Egypte, Alexandrie est un véritable carrefour commercial et culturel, doté d’une société riche, brillante et cosmopolite. Lorsque Louis Thuillier, Emile Roux et Edmond Nocard accostent à Alexandrie, ils sont accueillis avec égards par le consulat français et le comité de salut public dont le docteur Abraham Malina est un membre éminent. Ce dernier met à leur disposition une salle de l’hôpital européen où ils installent leur laboratoire, au plus près de la maladie qui chaque jour fait de plus en plus de victimes. Pour la belle Este Malina, la fille du médecin juif réputé, au tempérament exalté et rêveur, la mission Pasteur offre un moyen de fuir ses obligations envers des prétendants fortunés trop assidus. D’abord déconcertée par le pragmatisme des chercheurs français, Este est insensiblement attirée par le laboratoire où ces trois hommes recherchent avec ténacité un coupable, se familiarisant avec leur jargon, et se passionnant pour les micro-organismes que révèlent les microscopes, comme autant de secrets d’un monde invisible et inconnu. Mais la population alexandrine se méfie de ces savants enfermés tout le jour avec des animaux chez lesquels ils s’efforcent de reproduire la maladie, et leur est vraiment hostile quand ils osent toucher aux morts en s’appropriant les cadavres pour les besoins des autopsies. Outre leur impuissance à sauver des vies, les chercheurs offensent croyances et superstitions qui prétendent que le choléra est la manifestation d’une colère divine. Sous la plume d’Anne Roiphe, le bacille devient un personnage fuyant, passager clandestin arrivé par bateau, souillant l’eau du port dont la ville est environnée, les flaques dans les rues, les liquides croupis dans les cours, et dont personne ne soupçonne qu’ils sont la source des contaminations. On le voit ramper sournoisement sur les gages d’amour qu’on embrasse avec passion comme sur les fruits succulents qu’on déguste. C’est un tueur en série impitoyable qui s’attaque indifféremment aux riches et aux pauvres, se propage dans les intestins des hommes, de leurs femmes et de leurs enfants, sans distinction de classe, de religion ni d’origine, faisant de tous des frères liés par un même germe.

    « L’insaisissable » prend ainsi des allures de roman policier dont les enquêteurs sont les chercheurs travaillant dans la clandestinité de leur époque, où la science était une aventure et les médecins des héros. Intrigues parallèles et rebondissements tiennent le lecteur en haleine, entraîné par un germe en forme de virgule dans les égouts de la ville orientale aussi bien que dans ses salons, dont les parfums capiteux tournent la tête des opportunistes. L’histoire d’amour naissant au-dessus d’un microscope nous transporte, et on se prend à imaginer Este en Marie Curie avant l’heure.

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