Eric R.

Conseillé par (Libraire)
15 mai 2021

Inceste : tout est dit

Cela commence comme un roman historique, comme « Le Cri du peuple » de Jean Vautrin, ce récit qui se passe pendant la Commune. Deux héros bancals, deux petits hommes commerçants pendant le siège de Paris par les Prussiens, quelques mois mois avant la révolte parisienne. Ils vont aller aux Jardins des Plantes pour tuer des animaux sauvages, lions, éléphants, singes, vendre leurs viandes aux parisiens affamés. Devant les autorités qui ferment les yeux, ils vont s’enrichir. Un méfait moralement condamnable mais admis tacitement. Ce sont sur ces bases que va se constituer, s’enrichir la famille de Sophie Chauveau, que l’on connait surtout pour ses remarquables biographies romancées consacrées notamment à De Vinci, Manet, Fragonard ou Diderot. La morale, Arthur n’en a cure, et toute sa descendance va hériter de ce trait de caractère. Il va engendrer des enfants, des petits enfants, des arrière petits enfants, plus amoraux les uns que les autres, des pervers, protégés du regard de la société par une protection et connivence familiale permanente. C’est en faisant connaissance avec une cousine que Sophie Chauveau va découvrir l’étendue du mal qui a embrasé plusieurs générations. Camille Kouchner raconte l’histoire d’une famille étendue, d’une génération. Sophie Chauveau raconte la perversité sur plusieurs générations, comme si les abus sexuels étaient inclus dans les gênes de sa famille et se transmettaient.

« Un homme ça s’empêche », cette phrase de Camus, placée en exergue, ne s’applique pas dans la famille descendante d’Arthur. Rien n’empêche les trois fils d’Arthur, de violer, d’agresser, de peloter tout ce qui passe à portée de main, fillettes, garçonnets, frères, soeurs, dans la mesure où tout reste dans la famille, cachée aux yeux de tous. La famille, cocon protecteur mais en l’occurence terrible étouffoir qui broie sous les apparences les êtres les plus fragiles, ceux qui sont jeunes, sans importance et qui oublieront. Cet oubli Sylvie Chauveau a vécu avec, a composé avec. Si il existait une échelle de l’horreur et de l’ignominie, ce géniteur, ce Père, ce Pierjac, atteindrait les sommets. Par son écriture millimétrée, l’autrice démonte tous les mécanismes de l’inceste, ces rouages que l’on semble enfin publiquement découvrir depuis le livre de Camille Kouchner: culpabilisation de la victime, cécité de l’environnement amical, oubli et effacement partiel de la mémoire, silence et complicité des femmes avec ce terrible chapitre sur « Mère » et sa responsabilité immense.

Victime directe d’un couple terrifiant, elle raconte la nudité permanente, les propos salaces, les attouchements rapides, l’impossibilité de parler. Elle choisit de ne pas décrire les actes mais son récit n’en est que plus terrifiant.
Dans la première partie de La Familia Grande le mot le plus utilisé est celui de «Liberté ». C’est en son nom que l’on se promène nu, que l’on expose sur le murs les seins de sa fille. Liberté comme une conception de la vie permettant tout, sans aucun sens de l’altérité. Avec Sophie Chauveau, c’est le poids d’un patriarcat social, lié au pouvoir de l’homme et à son plaisir immédiat, qui se perpétue par tradition. Causes différentes, causes communes? Mais mêmes dégâts ravageurs qui nous conduisent à nous demander comment on peut survivre à de telles ignominies.

En terminant le récit, on a le sentiment que le premier véritable ouvrage, consacré à l’inceste est celui-ci. Il aurait du lors de sa parution en 2016 soulever de nombreuses questions, interroger les critiques, les politiques. Il n’en fut rien. Alors la faute à l’époque qui n’était pas encore prête à entendre ces discours de souffrance? La faute à l’absence de noms connus, Chauveau Père n’étant pas médiatique comme Olivier Duhamel? Un peu des deux sans doute. Il est encore temps de réparer cette erreur en lisant ce livre indispensable, complet et profond pour savoir définitivement qu’ « un homme ça s’empêche ».

Eric

23,00
Conseillé par (Libraire)
13 mai 2021

Sensible et juste

Elles sont cinq, comme les cinq doigts de la main. Elles sont copines, ou certaines amies, la nuance est importante. Elles ont quitté l’école. Elles vivent dans une petite commune de quatre mille habitants près de Lyon. Elles s’appellent Jess, Broussaille, Claudine, Juliette, Boucle d’Or. Vous n’oublierez pas leurs noms. En cette année 1985, la vie s’ouvre devant elles. Vingt cinq ans c’est l’âge des possibles, des choix, de l’adieu à l’enfance. Chacune hésite avec parfois la peur de se lancer. C’est Jess qui raconte. Elle est différente, les autres lui disent en permanence. Elle est d’ici et d’ailleurs, elle veut tout et son contraire. Alors un jour elle décide de faire un pas de côté, d’oser, d’aller voir ailleurs, de prendre un risque. Elle incite ses copines à participer au concours de talents de la fête du printemps de leur commune: elles vont présenter un défilé de mode avec des costumes dans leur propre mise en scène.

Claudie Gallay excelle pour décrire les situations du quotidien, et surtout les relations humaines qui en découlent. Dans « Les déferlantes » elle racontait un village de bord de mer, brinquebalé par les vents, comme ses habitants. « Une part de ciel » nous emmenait dans un petit bourg de la Vanoise qui hésite à devenir une station de skis, où les habitants sont un un peu rudes mais fraternels. La place de l’individu dans une communauté, l’autrice reprend ici ce thème et devant nos yeux se déroule le rituel quotidien d’une place de village: l’ouverture de la boulangerie, le passage du curé, les chats du voisin, le banc sous la fenêtre, les volets qui s’ouvrent et se ferment. Jess regarde tout de son poste d’observation, sur la terrasse de ses parents. C’est le monde où elle est née, auquel elle appartient, qui chaque jour lui offre son perpétuel recommencement. Elle est de là mais elle ne veut plus être là. On pense alors à une version romancée des oeuvres d’Annie Ernaux. Les parents de l’écrivaine normande tenaient un bar-épicerie, ceux de Jess un petit hôtel de quatre ou cinq chambres. Et toutes deux se demandent comment échapper à son origine sociale sans le renier. Pour la mère de Jess, chacun a une place définie à la naissance et doit y rester en demeurant digne. Plier et ranger les draps de l’hôtel comme l’a fait l’arrière grand-mère, la grand-mère, la mère. Rester dans sa case, dans sa caste. La glissade vers un autre univers possible, le jeune femme y sera confrontée en allant travailler chez Madame Barnes, une vieille dame, fille de l’ancien patron de l’unique usine de la commune. Grande bourgeoisie et petit peuple, un manichéisme heureusement évité tant la vie est plus complexe que cela mais la confrontation de deux univers est riche pour Jess et pour le lecteur. Claudie GALLAY sait planter un décor, créer une ambiance, transcrire les questionnements et les errements de ses personnages. Elle prend ici son temps, le temps des gestes du quotidien qu’elle syncope en de courts chapitres. Et à travers ce temps on saisit presque minute par minute, les relations entre ces cinq filles si différentes et si désireuses de vivre autre chose. L’amitié pour la vie, scellée par les liens du sang, peut se révéler une fracture, une douleur. Elles sont filles, fières de l’être et à leur manière, sans le savoir, trente cinq ans avant Me too, féministes.

L’autrice, fidèle à ses oeuvres précédentes s’interroge une nouvelle fois sur la famille, l’enfance, la culpabilité, l’intimité de nos pensées. Son écriture est unique, soucieuse du moindre détail et capable à des moments choisis, comme pour éviter l’emphase permanente, d’éclats poétiques merveilleux. L’humanité est le domaine de Claudie Gallay, l’humanité avec ses failles, ses richesses parfois mal fagotées comme les filles lors de leur défilé. Mais tellement belles et innocentes, rayonnantes et à leur manière gagnantes. Au moins pour quatre d’entre elles.

Eric

Piergiorgio Pulixi

Éditions Gallmeister

25,80
Conseillé par (Libraire)
30 avril 2021

Addicitif et somptueux

Le roman policier est un genre qui colle de plus en plus à l’état de la société. Avec ce 1er roman édité en France, Pulixi confirme ce principe. Fini les policiers mâles, solitaires, en proie à des doutes existentiels. Place aux femmes flics, aussi tourmentées mais porteuses d’autres qualités, d’autres défauts. Dans « L’île des âmes », ce n’est même pas une policière qui enquête mais deux agentes cabossées par leurs vies personnelles et dézinguées dans leur vie professionnelle: la locale Mara Rais aux tailleurs impeccables et Eva Croce, la milanaise au blouson de cuir et piercing. Aussi différentes l’une que l’autre, écartées des enquêtes majeures par leur hiérarchie, elles vont devoir faire équipe, contre leur volonté, et rouvrir des cold-case.
Femmes flics, mais aussi meurtres rituels trouvant leur origine dans des mythologies locales nous renvoient immédiatement au pendant espagnol de Pulixi, les romans de Dolores Redondo dont le fameux « La gardien invisible ». Ce sont ici des croyances sardes qui expliquent peut être des meurtres horribles accompagnés d’un rituel ancestral. Les enquêtes renvoient à un passé lointain, éléments permanents culturels d’une société en mal de repères. Ainsi ces romans installent leur intrigue dans une région spécifique, décrite minutieusement, cherchant les tréfonds d’une culture dans ses rites païens mais aussi dans ses paysages, ses odeurs, ses plantes, ses pierres. Ici c’est la Sardaigne qui est le décor d’une enquête menée rondement où chaque court chapitre renvoie le lecteur à de nouvelles incertitudes.

Après une mise en place assez lente mais indispensable, le rythme s’accélère et d’allers retours permanents de personnages en personnages et de lieux en lieux, le lecteur est pris dans un tourbillon, les pièces posées sur l’échiquier dévoilant au gré de leur déplacement de nouvelles perspectives jusqu’à la conclusion inattendue. Le surnaturel côtoie le quotidien, les paysages paradisiaques et magnifiquement décrits de la Sardaigne deviennent parfois les lieux sacrificiels abominables. Très documenté, le récit baigne dans l’anthropologie, l’histoire, la religion, et les croyances de la civilisation nuragique fondée sur la nécessité de sacrifices humains pour ensemencer de son sang, la terre.

Un polar ne saurait aujourd’hui se limiter à une intrigue et Pulixi soigne particulièrement les personnages tant principaux que secondaires. On s’attache à ce vieux flic en fin de vie, hanté par ses meurtres anciens non résolus, on soupçonne chaque intervenant y compris au sein de la police et le duo Rais Croce, mérite une attention particulière. Autant que la résolution de l’intrigue, la découverte du passé des intervenants pousse le lecteur dans ses derniers retranchements.

Eric

Conseillé par (Libraire)
26 avril 2021

Magnifique !

C’est un livre musical. Pourtant sans notes, sans partitions, sans portées, il délivre une sombre mélodie, du Beethoven car Joe le narrateur, n’interprète que du Beethoven. Il joue partout dans le monde mais dans le hall des gares, des aéroports de Camberra, de Vancouver, de Tokyo et jamais dans des salles de concerts. Il joue divinement, les voyageurs s’arrêtent, subjugués, emportés. Et Joe emporte aussi avec lui le lecteur en nous racontant son histoire qui l’amène au 2 Mai 1969. Ce jour là Joe, qui a une quinzaine d’années, est atteint d’un mal incurable: il devient orphelin.
« Sans passé, sans avenir, sans avant et sans après, un orphelin est une mélodie à une note. Et une mélodie à une note ça n’existe pas ».
D’un enfant choyé, il devient un paria, pas assez pauvre et pas assez riche, une note perdue dans le silence de la montagne pyrénéenne. « Je partis pour un lieu dont vous n’entendrez jamais parlé. il est fermé depuis longtemps. L’orphelinat Les Confins. Je dis fermé, mais chez certains, il saigne encore ». Dans cet orphelinat religieux, il va vivre une année d’enfance loin du monde des vivants, une année fondatrice d’une existence bosselée, modifiée à jamais. Il va y découvrir la folie des hommes, les joies de l’amitié, les prémices de l’amour, loin d’un monde qui l’a abandonné car « elle n’intéresse personne, l’humanité des petits pas ».
Pour résister il vaut mieux être plusieurs. Alors cela ressemble à un Club des Cinq mais un club des Cinq pour adultes, un club des cinq où les aventures peuvent détruire un être à jamais. Il y a un groupe, la Vigie, un tunnel, un secret, un cachot, des fuites mais les héros de la série de Enid Blyton, ne sont pas ici des adolescents turbulents en quête d’aventure mais des jeunes cassés avant d’avoir commencé à vivre. Il y’a Sousix, le plus jeune, Sinatra aux rêves d’Amérique, Edison aux talents scientifiques insoupçonnés, Fouine, Dany enfermé dans sa tête à vie et Momo, l’enfant au regard vide et au sourire éternel. Des enfants meurtris qui nous touchent au plus profond de nous même tant le style Jean-Baptiste Andrea nous les rend proches, accessibles et terriblement humains. L’auteur évite le misérabilisme, les larmes faciles et joue avec finesse et justesse sur les touches de notre sensibilité et pas de notre sensiblerie. Reprendre les mots de l’enfance pour raconter les violences, les folies des adultes, Andrea l’avait déjà fait dans son remarquable « Ma Reine » mais cette fois-ci il prend la hauteur, le recul d’un homme de soixante cinq ans qui nous interpelle, nous prend à témoin, de son histoire, de sa vie. Et son style rhythmique fait battre la mesure de sa prose qui devient notes de musique.
On pense à Antoine Doinel et aux « Quatre cents coups » de Truffaut tant Joe, si maltraité, possède encore l’énergie incroyable de l’enfance, celle qui lui va faire passer les horreurs pour atteindre son statut d’homme. Tout est noir aux Confins, mais la force de l’adolescence est plus forte que tout et surpasse la noirceur du thème. La musique, même sans instrument, aide à vivre, comme le dialogue rêvé de Joe avec Michael Collins, astronaute resté en orbite autour de la lune, lui permettant de quitter la terre, quand la violence est trop forte.

« Il se fait tard, madame, monsieur. L’affaire touche à sa fin » nous dit Joe en jouant ses dernières notes. Il se fait tard, mais madame, monsieur, je vous en prie prenez ce livre, ouvrez le à la première page et écoutez la musique, celle de Beethoven et celle de Jean-Baptiste Andréa. Elles vont vous emmener aux Confins, aux confins de l’existence, là où le rêve vous sauve de la mort. Là, où adolescents cassés, on se dit qu’il est encore possible de reconstruire une vie. Avec plusieurs notes de musique.

Eric

Conseillé par (Libraire)
29 mars 2021

Plein d'amour

C’est une histoire difficile, qui rejoint le destin de milliers de juifs persécutés au début du XX ème siècle dans l’Europe de l’Est avant d’être pourchassés puis exterminés par le régime nazi, mais « Idiss » reste pourtant une Bd lumineuse, empreinte d’humanité et d’optimisme. « Les couleurs du passé revêtent l’éclat des beaux jours » écrit Robert Badinter sur le bandeau de l’album. Ainsi peut on résumer cette adaptation du récit de l’ancien garde des Sceaux consacré à sa grand-mère qui avait obtenu lors de sa parution un grand succès de librairie (plus de 200 000 exemplaires).

Le contraste est saisissant entre les pages magnifiquement colorées, empreintes de tendresse et de luminosité et l’histoire d’Idiss, qui personnifie par sa vie l’une des plus grandes tragédies du siècle dernier. Idiss est juive, née dans la Bessarabie tsariste, dans ce qu’on appelle le Yiddishland, un monde aujourd’hui disparu. Elle survit chez ses beaux-parents, avec ses deux garçons et bientôt sa fille Chifra, mariée à Schulim, un homme bon qui revient de la guerre mais est possédé par le démon du jeu. Les pogroms se multiplient, la misère est omniprésente, l’antisémitisme est partout. En 1912, La France, son mari et ses enfants déjà émigrés, l’accueillent comme des milliers d’autres réfugiés d’Europe centrale. Idiss, émerveillée par la République, la prospérité va y trouver la paix, la joie de vivre et une vie familiale épanouie. C’est le temps du bonheur, partagé lors de pique-niques, avant d’être rattrapée par l’arrivée au pouvoir en Allemagne d’un modeste peintre du dimanche.

Le monde s’assombrit mais Fred Bernard ne plonge pas sa palette de couleurs dans le noir pour autant. Idriss, même dans les difficultés les plus rudes, reste lumineuse et sa personne éclaire encore les pages les plus tristes.. Le scénario limpide de Richard Malka met au premier plan l amour d’un petit-fils à sa grand-mère en respectant le texte d’origine. Idiss incarne l’une des plus grandes tragédies de l’Histoire mais l’amour qu’elle prodigue aux siens, l’amour qu’elle voue à ce pays qui l’a accueilli atténue la violence de l’Histoire. Aimer, protéger, entourer, inciter, « il n’y a jamais d’excuse à ne pas exceller », sont des valeurs qui explosent au fil des planches et semblent finalement supérieures aux forces de l’obscurité et de la haine. Idiss est vainqueur et emmène avec elle toute sa famille, même meurtrie, même disséminée.

« Quand tu auras mon âge » déclare Idiss à la fin de sa vie à sa belle fille Marguerite, « tu sauras que les vieillards ne vivent que par l’amour de leurs petits-enfants… Les voir, les toucher, c’était ma source de vie ». Le témoignage tendre et respectueux de son petit-fils Robert démontre qu’elle aussi était une source de vie pour les êtres qui avaient la chance de l’entourer.

Eric