Jack Twiller

Je suis tombé un jour sur un texte écrit par un obscur poète contemporain, je n'ai jamais trouvé mieux pour décrire mon rapport aux livres :

"Le jour où ma sœur m’a dit qu’elle ne lisait jamais, eh bien je lui ai dit non pas qu’elle manquait l’occasion de se constituer une culture, mais je lui ai dit qu’elle se vautrait littéralement, qu’elle se vautrait dans la vie sociale et dans le salariat et qu’elle se détournait de sa vie à soi, personnelle, solitaire, que représente bien, quoi qu’on en dise, l’acte de lire."

Barême :

***** : chef d'oeuvre (biblio idéale)
**** : grand livre
*** : bon livre
** : livre correct
* : sans intérêt
° : mauvais

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21 juin 2010

1939, la France déclare la guerre à l’Allemagne. Ce devait pourtant être la der des der. On réquisitionne les chevaux, on rationne, et surtout on fait le ménage. Parce qu’on peut dire tout ce qu’on veut sur les boches, mais au moins avec eux on est débarrassé des youpins, vive la France, vive Pétain.
1945, tout le monde a caché un juif chez lui, tout le monde fait partie de la résistance depuis 1941, salauds de collabos, vive De Gaulle !

La guerre saisie par Calaferte enfant, ce sont des fragments d’images disparates qui s’agglutinent sur la rétine, se répètent encore et encore jusqu’à devenir des souvenirs nets, indélébiles, qui viennent s’assembler dans une mosaïque folle ou chaque morceau semble se recroqueviller pour échapper à l’Histoire, pour que seuls les dernières pièces posées les écrasent, éclatantes d’une vérité tronquée.

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21 juin 2010

Barnes-la-tendresse est un flic de Seattle qui bat des records d’inefficacité dans le dressement des contraventions, préférant passer l’éponge plutôt que récurer. Un flic humain et compréhensif en somme, peut être un peu trop puisque sa gentillesse va lui valoir quelques balles dans la peau. Il obtient sa mutation dans un bled paumé du Montana comme shérif adjoint où il peut méditer à loisir sur sa vocation manquée de poète contrariée par son entrée dans la police.
Un pêcheur se fait opérer la cervelle à coups de hache. Un second meurtre vulgairement maquillé pour ressembler au premier complique sérieusement l’enquête. Barnes a beau être coulant, les assassinats ça le rend presque zélé. Il n’y a rien qu’il déteste plus qu’un meurtre demeuré inexpliqué. Lorsque l’occasion se présente de résoudre ce massacre de bûcheron psychotique en établissant un lien avec une vieille affaire non résolue, il devient même particulièrement acharné, sans d’ailleurs trop savoir sur quel crime il enquête en réalité.
Richard Hugo projette son personnage désolant de franchise et de gentillesse dans un monde hypocrite qui cache ses petits secrets sordides derrière un tas de fric et une plastique irréprochable. En forçant Barnes à aller contre sa nature, Hugo en fait la première victime de la société, un idéaliste rêveur fauché par sa noirceur, condamné à se durcir pour ne pas être détruit.

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21 juin 2010

C’est l’histoire d’Arturo Bandini, je veux dire d’Henry J. Molise, un scénariste hollywoodien à l’inspiration déclinante qui tente encore de se convaincre qu’il n’a pas tout perdu. Sa vie de famille est particulièrement bordélique, ses enfants le prennent pour un vieux con, ce qu’il est, et sa femme nourrit quelques animosités contre lui depuis que son bull-terrier a commis l’irréparable. Molise se voit vieillir, ses enfants grandissent, son avenir se rétrécit, il craint et aspire à une solitude dans laquelle il espère puiser à nouveau l’inspiration qui lui fait défaut sans avoir le courage de passer à l’acte, de tout plaquer, producteurs, maison, femme, enfants.
Stupide va changer la donne en lui procurant de multiples occasions de se battre, pour lui contre lui, avec lui. Ce chien, un molosse aux nettes tendances homosexuelles, qui débarque un soir sur sa pelouse trempée, manifeste outre une certaine propension à l’envahissement, un trop plein affectif qu’il soulage en essayant de tringler à peu près tout ce qui lui témoigne un vague intérêt, ex-marine surfeur de son état, berger allemand un poil trop agressif, ainsi que diverses autres espèces vivantes qui lui prodiguent leur affection, sans oublier le type qu’il ne fallait pas emmerder… Fante dresse le portrait d’une famille excentrique sur le point d’exploser, Stupide sera le grain de sel qui va transcender cet échec en apportant le goût de la victoire et l’émotion nécessaire pour que les liens distendus entre les membres de la famille ne puissent se briser tout à fait.

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21 juin 2010

Adeptes de spiritisme s’abstenir. Ce Démon là n’est pas de ceux que l’on exorcise à coup d’eau bénite et de latin de cuisine psalmodié par une poignée de doux dingues. C’est une force qui semble éponger la noirceur de l’encre qui coule de ces pages pour s’en repaître jusqu’à éclater. Il n’y a aucun mysticisme dans l’œuvre de Selby, seulement l’inconnu des limites de l’esprit humain, et le mal qui sommeille en lui. Des pulsions destructrices, un corps qui flagelle l’âme, l’impuissance totale face à ses propres désirs, la jouissance lorsque la chair y succombe, une bile aigre vomie dans les bouges, et le remord qui s’accroche comme un singe sur le dos.

Le Démon de Selby est un parasite, un virus qui se nourri de perversion, absorbant l’angoisse de l’esprit en contrepartie d’un petit sacrifice, un pas supplémentaire vers la dépravation. Et plus on s’approche du gouffre, plus les pas accélèrent.

Harry White est un jeune cadre promis à un brillant avenir, il a les dents longues et le talent pour les aiguiser. C’est aussi un séducteur impénitent qui passe ses pauses déjeuners à séduire des inconnues en quelques mots dans la rue pour les entraîner ensuite dans un hôtel pour une partie de jambe en l’air. Il les veut mariées, moins de risque qu’elles s’accrochent, qu’elles mettent fin à la liberté jalousement préservée qui règle sa vie autour d’une suite de rituels. Il y a les parties de base ball avec les copains du quartiers, les soirées monacales avec ses parents chez qui il vit, n’ayant pu se résoudre à vivre seul, et puis tout les petits événements familiaux qui lui donnent le sentiment rassurant de procurer de la joie à ses proches. Les aventures se succèdent, le corps apaisé, vibrant d’excitation, parvient à redresser la tête et à donner le change, oubliant pour un moment le gouffre qui s’ouvre à ses pieds, le Démon qui rôde, le malaise qui s’installe. Et peu à peu un besoin de nouveauté se fait sentir, l’excitation retombe de plus en plus vite, le Démon insatiable grogne. Harry devra trouver d’autres exutoires pour le satisfaire, toujours plus sordides.

On ignore tout alors du Démon. Harry White mène une vie dissolue, mais mis à part la facilité déconcertante avec laquelle il tombe les femmes et l’angoisse qui le tenaille en arrivant en retard au bureau, compromettant sa carrière, il n’y a rien que de très ordinaire dans sa vie routinière. Et puis les femmes d’abord muettes, minces silhouettes entrevues entre les lignes, prennent de l’épaisseur, acquièrent un relief au creux des pages. Elles deviennent des personnages à part entière, et l’insouciance de Harry laisse la place au reniement de ses convictions de célibataire endurci, tombant finalement, logiquement en fait, amoureux d’une femme. Selby excelle dans cette chronique passionnelle, esquissant les lignes de ce qu’aurait pu être un bonheur sur lequel on peut se retourner des décennies plus tard sans rien regretter. Et pourtant, Selby choisit de forcer le trait, d’aplatir ses personnages en des caricatures sans épaisseur, de faire de ce portrait idyllique une romance aux accents délibérément mièvres.

Ah les joies du bonheur conjugal, une cuite à la grenadine et au jus de groseille, un banquet de miel doucereux nappant les artères, un paquet de bonbons acidulés enfoncés dans la gorge à coup de pieds dans la gueule. Selby fait de ce tableau attendrissant, de cette image de la réussite, un couple marié, heureux, baignant dans la joie de la paternité, un bassin de douceur sirupeuse où le lecteur se noie, écoeuré. Et c’est avec soulagement presque qu’il s’accroche à la bouée du démon pour en sortir, l’appelant de ses vœux pour en finir avec cet insupportable bonheur, cette réussite exaspérante que l’on en vient à détester par son outrancière platitude. Le Démon semble sortir de ces pages pour nous assaillir, faire corps avec le lecteur, s’insinuer en nous pour nous entraîner avec ce personnage au fond du gouffre.

Il n’y a pas de parcours qui mènerait de la pauvreté à la richesse, de la solitude à la félicité, pour précipiter ensuite Harry dans l’abîme. Selby fait certes grimper son personnage socialement, lui procurant richesse, estime et foyer, mais l’accomplissement n’est qu’une illusion, un masque voilant l’âme d’un homme aux yeux de son entourage. A tel point qu’au bout d’un certain temps, alors que les griffes du démon poignardent la chair de Harry White, on ne comprend pas que cette puanteur, ce pourrissement de l’âme, ne rejaillisse pas sur ses traits possédés, que sa dépravation gravée dans sa chair n’éclate pas au grand jour et ne brise la normalité qui l’entoure, transformant la compassion en dégoût, l’amour en effroi. On aurait tort de croire que Harry s’élève pour mieux tomber, sa vie entière est une chute vertigineuse dans la déchéance. Il n’y a qu’une seule courbe, toujours ascendante, celle de l’emprise du démon, qui une fois rassasié accepte sagement de suivre l’abscisse. Jusqu’à ce qu’il se réveille, déchirant les entrailles, lacérant l’âme où il s’est niché, réclamant son dû.

Le génie de Selby réside dans le rythme qu’il insuffle à cette longue plongée dans l’âme agonisante de l’homme, alternant les narrations, accélérant brusquement pour faire d’une douche qu’on croyait purificatrice, un saut de plusieurs semaines qui nous renvoie directement dans l’antre du Démon sans passer par la case départ. Pas de répit, pas de soulagement, on est pris aux tripes, projeté dans une spirale macabre pour suivre la déliquescence d’une âme corrompue par un mal incurable, un poison qui coule dans ses veines et se répand en lui. Par son sens de l’ellipse foudroyant, Selby nous accule avec son personnage au mur du désespoir, sans jamais livrer un semblant d’explication, même s’il en profite pour tourner en ridicule la psychanalyse. Le mal vient peut être de cet excès de jouissance coupable, ou du regard hypocrite et castrateur d’une société carriériste qui aliène l’individu. On ne sait pas, on coule.

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20 juin 2010

Un tueur à gage d’un mètre cinquante, tuberculeux et portant un dentier, est engagé pour supprimer en douceur un ex bookmaker qui a eu un différent avec la pègre et doit témoigner à un important procès. Pour se rapprocher de sa cible il prend une chambre dans la pension de celui-ci, tenue par sa femme, une belle garce vénale à peu près dénuée de tout sens moral qui a pour rivale la domestique de la maison dont l’infirmité attire vite la sympathie du gnome. Thompson le laisse se débattre dans l’étau de cette rivalité, pressuré par deux volontés s’accordant brièvement avec la sienne, lorsque les enjeux brouillés de sa mission s’éclairent pour lui laisser entrevoir un futur possible, de plus en plus incertain au fur et à mesure que la maladie progresse dans ce corps difforme qui révèle peu à peu son humanité dans sa déchéance, avant que la noirceur du livre n’étouffe à jamais tout espoir. C’est au travers de ces corps malmenés, des situations impossibles que les esprits échauffés provoquent dans leur tentative avortées de s’émanciper de la chair pour s’étreindre, que Thompson joue du grotesque et parvient à sublimer ses personnages perdus dans une société qui leur rend bien leur pourriture.