Jack Twiller

Je suis tombé un jour sur un texte écrit par un obscur poète contemporain, je n'ai jamais trouvé mieux pour décrire mon rapport aux livres :

"Le jour où ma sœur m’a dit qu’elle ne lisait jamais, eh bien je lui ai dit non pas qu’elle manquait l’occasion de se constituer une culture, mais je lui ai dit qu’elle se vautrait littéralement, qu’elle se vautrait dans la vie sociale et dans le salariat et qu’elle se détournait de sa vie à soi, personnelle, solitaire, que représente bien, quoi qu’on en dise, l’acte de lire."

Barême :

***** : chef d'oeuvre (biblio idéale)
**** : grand livre
*** : bon livre
** : livre correct
* : sans intérêt
° : mauvais

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30 juin 2010

Trois vies ce sont trois non-vies, trois existences perdues, trois femmes seules incapables de jouir de la vie, de vivre pour elles mêmes. "Trois vies" s’ouvre avec la brave Anna, une domestique toute entière dévouée à ses maîtresses dont elle devance les moindre désirs, et se referme avec la douce Léna, elle aussi servante, mais qui à l’inverse d’Anna, est incapable d’éprouver le moindre désir, ni la moindre contrariété.

De brave à douce, il y a un fossé : celui de la volonté, dissoute, anéantie par Gertrude Stein dans son crime littéraire, l’anéantissement de la passion et d’à peu près tout ce qui a nourri la dramaturgie classique jusqu’à elle. Léna n’est plus que le fantôme d’Anna, un témoin impuissant du meurtre des sentiments, désespérément passif face aux cours de la vie. Entre elles, il y a eu Mélanctha, il y a eu la violence, la lutte et l’abandon de la personnalité. Mélanctha est une jeune femme noire, fille d’un père violent et d’une mère qui ne l’a jamais aimé. Sa seule façon de se prouver qu’elle est en vie est de ressentir, immédiatement, dans une tentative d’une compréhension absolue du monde, un monde où la connaissance est le désir et la sagesse la chair. Un monde où l’amour est malhonnête, car ancré dans le temps, dépendant du souvenir, de la reconnaissance passé. Un monde noir, où le langage diffère du monde blanc. Gertrude Stein a choisi de faire de ses personnages des noirs, et même si on devine au détour de quelque phrase le racisme latent de l’époque, ce choix est avant tout un choix grammatical. C’est l’occasion de faire se rejoindre le parlé et l’écrit dans des lettres, de réinventer la phrase en la tournant dans tous les sens, par la répétition, par la simplicité des mots qui jaillissent en un flot continu et qui demandent pourtant une attention soutenue - on ne peut pas s’arrêter sous peine de perdre le fil, il faut lire d’une traite pour saisir la passion et sa dissolution - pour suivre l’évolution du rapport entre les personnages. Mélanctha a acquis la sagesse qui lui permet d’instruire celui qu’elle aime à ressentir profondément, mais ce faisant elle sacrifie ses sentiments, offrant une image toujours en décalage avec celle que l’on attend d’elle, car détachée de l’instant passé sur lequel les sentiments se sont battis. Mélanctha s’épuise dans l’attente d’un sentiment en accord avec le sien, et peu à peu s'assagie, perdant sa force, se détachant de sa personnalité. Elle devient tout à fait honnête, tout à fait morte. La douce Léna apparaît alors. Très très grand roman.

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30 juin 2010

Henry vient d’écrire un livre, sur l’Holocauste. C’est un auteur reconnu, son livre précédent a été un succès critique et public. Pourtant il s’avère incapable de vendre ce nouveau livre à ses éditeurs. Voilà pour le point de départ. Et ça commence de manière catastrophique.

Il y a d’abord la grossière manœuvre de racolage : Henry est un auteur sollicité par ses lecteurs (on aura pas trop de mal à confondre Yann Martel et son personnage, suffisamment d’indices émaillent le récit pour ne laisser planer aucun doute), il énumère les témoignages de gratitude de lecteurs qu’il a rencontré, et en dit toute la joie qu’il éprouve d’avoir pu leur apporter quelque chose. Yann Martel enfile ses gros sabots, il ne va pas les quitter pendant trente pénibles pages, et si sa démarche se fait un peu plus aisée par la suite, manifestement il n’a jamais dû essayer les tongues.

Le naturel est tellement comprimé par l’envie qu’il a d’éviter les atermoiements pour s’assurer une relation privilégiée avec son lecteur dans une spontanéité de façade (bien craquelée), que toute pudeur, toute retenue, sont écartées. Donc, la tentative de remerciement de son lecteur qui tourne à la séduction putassière (il répond scrupuleusement à toutes les lettres qui lui envoient ses lecteurs : le livre est devenu vieux pour lui mais reste nouveau pour ceux qui le découvrent blablabla…, se perdant au passage en digressions oiseuses sur l’état d’esprit de ses correspondants selon que la lettre est manuscrite ou non), ça encore ça peut se surmonter.

Ses platitudes expédiées sur le besoin d’écrire (combler un vide et tout), on passe. Ses déblatérations sur la construction artificielle qui sépare l’essai de la fiction, à la rigueur, pourquoi pas. Ses petits états d’âme d’auteur incompris jeté en pâture au microcosme éditorial lors d’un déjeuner, ça coince déjà un peu plus. Ses compagnons de tables, éditeurs libraires et historiens, s’attachent à démonter son nouveau livre. Leurs arguments sont inexistants, ils sont bornés, incapables d’énoncer le moindre propos constructif, ils scrutent l’auteur, le pressent sans accorder le moindre crédit à ses tentatives confuses pour expliquer son projet.

Reste l’écrivain, seul contre tous. Enfin pas tout à fait, les libraires et autres professionnels sont les méchants, les bons ce sont les lecteurs, ceux que l’on prive de la connaissance péniblement accumulé et transcrite à leur intention : la victimisation geignarde de l’écrivain passe assez mal quand on choisi un tel sujet. Mais bon, tout ça c’est juste nul, ce n’est rien du tout, rien de suffisamment lamentable pour m’indisposer pour la suite de la lecture de ce livre. Non, pour en arriver là il a fait beaucoup plus fort.

Henry annonce son sujet, l’Holocauste, qu’il nomme « la plus grande tragédie des juifs d’Europe », l’entame pouvait difficilement être pire. C’est sûr qu’en expédiant auparavant le rapport de l’écrivain à l’acte créateur, il n’est pas étonnant que dans son empressement à définir son sujet, il ne s’aperçoive même pas qu’il en adopte une vision restrictive, pour un sujet qui n’en supporte justement aucune. Ainsi l’Holocauste serait l’affaire des seuls juifs (et la parité alors, c’est le problème et le combat des femmes peut être ?). Si Nuremberg a inventé les crimes contre l’Humanité, ce n’est pas pour rien. Bon j’aurai pu laisser couler, sauf qu’il trouve moyen d’enfoncer le clou. Dans un moment de doute Henry s’interroge sur la nécessité de raconter l’Holocauste : « S’il trouvait des juifs parmi cette multitude paisible, accepteraient ils qu’il gâche leur belle journée avec des propos sur le génocide ? » Les goys par contre, ils ne sont pas concernés, inutile de les chercher. Et il poursuit : « Et puis merde, Henry n’était même pas juif, alors pourquoi ne se mêlait-il pas de ses propres problèmes ? ».

Autant dire qu’en arrivant au corps du récit j’étais déjà pas mal remonté, autant d’inconséquence ça frise l’indécence. A ce stade il est grand temps de s’interroger : est-ce une manœuvre minable, Yann Martel est il en train de nous monter contre son personnage, est-ce là tout le propos de ce livre, amener un personnage à s’inclure dans un drame qui devrait toucher tout homme sur Terre ? On peine à le croire tant le procédé parait grossier. A quoi bon s’embarrasser d’une fable de deux cent pages pour s’attaquer à ce sujet alors qu’en une vingtaine de pages odieuses il parvient à nous faire réagir en rendant son personnage détestable ? Et pour vous dire à quel point j’étais d’humeur conciliante, j’ai dû pour poursuivre ma lecture me raccrocher à l’idée que si l’auteur enfonce des portes ouvertes cela vaut toujours mieux que s’il choisissait de rester derrière une porte close. Il y a bien quelques sursauts d’espoir, à un moment Henry déclare ne pas être zoologue mais qu’il ressent la même affection générale pour la nature que tous les habitants sensibles de cette planète. Plus loin il mentionne l’indifférence comme le principal ennemi de la cause animal (oui Yann Martel écrit des romans animaliers, nous sommes des animaux), deux notes qui pourraient laisser penser que la conscience que son personnage a de l’Holocauste s’élargit.

Mais la conclusion en queue de poisson (avec un rebondissement particulièrement ridicule) n’apporte finalement que peu d’éléments en ce sens, si le récit lui a permis de franchir un stade d’aphasie dans lequel l’écriture sur l’Holocauste l’a fait sombrer, rien ne vient diminuer les restrictions maladroites du début qui viennent sérieusement entraver la lecture.

L’Holocauste pour Henry n’est en fait que l’occasion de se frotter à un concept : « l’Histoire ne peut pas survivre hors de la bulle des historiens si elle ne devient pas une histoire. » Il n’est pas question d’autre chose dans les débuts de Béatrice et Virginie. Ca demande sans doute une réflexion plus poussée, mais comme ça, cette démarche me parait être parfaitement en accord avec ce début laborieux : d’un côté le personnage circonscrit l’impact de l’Holocauste aux seuls juifs, de l’autre il tente de l’universaliser par le biais de la fiction, vecteur nécessaire à une inscription dans la mémoire collective. Qui a dit La liste de Schindler ? Bref, démarche plus que douteuse. Sauf que si dramatiser la Shoah en ayant recours aux artifices de la fiction, par quelque moyen que ce soit, c’est lui retirer son caractère unique, Yann Martel parvient, en partie à franchir cet écueil de la représentation de l’Holocauste, en ayant recours à la parabole.

Béatrice est une ânesse, Virgile un singe hurleur. Ce sont deux animaux empaillés qu’un taxidermiste lugubre (il s’appelle Henry lui aussi, on va en rester à la désignation taxidermiste » pour l’instant) conserve dans son magasin depuis des décennies. Il demande l’aide d’Henry que celui-ci accepte de lui donner. Il s’agit de débloquer le travail d’écriture du taxidermiste, lequel semble incapable de donner une fin à la pièce sur laquelle il a planché toute sa vie. Il met en scène ses deux animaux de compagnie empaillés, Béatrice et Virgile, les deux guides de Dante lors de son séjour aux enfers. Les deux animaux ont peur, ils parlent. De la faim d’abord, et puis du fait même de parler. La question centrale du livre est en effet de savoir comment parler, comment surmonter la souffrance en l’élevant à la parole. Rapidement Béatrice et Virginie en viennent à incarner le peuple juif, logiquement la disparition des espèces animales se trouble du halo de l’Holocauste. La taxidermie devient alors un travail de mémoire essentiel : « analyser les preuves matérielles du passé dans un effort pour le reconstruire et le comprendre. » Ce procédé a le mérite d’écarter l’inclusion d’enjeux dramatiques hors de propos en traitant la Shoah comme un conte philosophique : il s’agit moins d’atteindre la vérité par une retranscription ouverte des faits, que de la rechercher dans une dimension close, dénuée de morale, qui ne peut être jugée que de l’extérieur, par le spectateur, et donc avec le recul nécessaire pour éviter toute identification dramatique, tout pathos. C’est le point fort du livre, qui clairement le sauve du désastre : l’évolution de Henry qui, au départ, défenseur d’une fictionnalisation de la Shoah, revisite ses propres doutes au travers d’une forme d’écrit intermédiaire, entre le mensonge émotionnel du drame et la vérité purement factuelle du document. L’inconvénient est que si l’idée est bonne, son traitement laisse à désirer.
La faute à une certaine redondance entre la pièce, très réussie, et les commentaires qui échappent à Henry. Le personnage revient souligner ce qui a été transmis clairement au lecteur par la pièce : après un long monologue de Béatrice, (ou bien est-ce Virgile ? je ne sais plus), Henry précise qu’il a noté l’empli récurrent du nous, qui revient cinquante fois dans la page. Détail certes, mais horripilant, comme s’il tenait absolument à devancer la réflexion du lecteur alors même qu’il part avec un train de retard. Il y a un décalage entre ce que le lecteur saisit d’emblée, et la lente et difficile compréhension des enjeux qui se nouent par le personnage. Ce qui est martelé à l’attention du lecteur, à mot couvert mais sans grande précaution (le rapport de la pièce à l’Holocauste), ne va toucher Henry que des dizaines de pages plus tard. L’aphasie littéraire du héros se double d’une apathie intellectuelle assez agaçante, là encore on en revient à cette flatterie du début : il faut que le lecteur se sente supérieur au héros, qu’il le précède, constamment.

Le mutisme créateur de Henry suite au refus de son manuscrit sur la Shoah (il doute, il ne sait pas comment parler, il se compare aux survivants dont très peu ont témoigné, encore et toujours cette victimisation impossible) est finalement vaincu par sa participation à la représentation théâtrale de la Shoah. Si le taxidermiste utilise l’Holocauste pour parler de la cause animale, prétexte pour fouiller une part irréductible de culpabilité que partage l’humanité vis-à-vis de sa propre cruauté, et dans laquelle il peut assimiler ses propres Horreurs sans avoir à les regarder en face, Henry utilise lui l’Holocauste pour parler de création artistique. Dans le magasin Virgile est posé sur le dos de Béatrice, ils font corps sans que l’on puisse les dissocier autrement que par le dialogue. Et c’est finalement la même chose qui se produit pour les deux Henry : on est face à un même personnage qui s’interroge, se prenant à témoin sous une autre forme, amoindrie humainement, plus brutale, pour créer par l’échange et le décalage entre deux sensibilité opposées de la souffrance, une réflexion sur le salut artistique que représente le simple fait de réussir à parler de l’indicible.

Béatrice et Virgile part d’une intention courageuse, mais l’exécution est par trop laborieuse pour élever ce livre au dessus de la simple bonne idée qui lui sert de fondation. Déception.

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27 juin 2010

Tout le monde connaît Elmore Leonard, même sans le savoir. Mais si ! Pulp Fiction ou Jackie Brown pour les plus fameux, ou 3h10 pour Yuma, Hors d’atteinte… et tout un tas de titre un peu moins connus, dont celui-ci, Paiment Cash : pour la majorité des gens ces titres sont des films. Pourtant ils sont tous auparavant sortis de l’imaginaire débridé d’Elmore Leonard.

Et puis Tarantino est passé par là (et d’autres bien avant lui, mais ce sont ses films qui sont restés cultes), à l’époque où il savait encore filmer, acquérant une notoriété que Léonard n’a évidemment jamais atteinte, popularisant des récits déjà parfaitement aboutis en y plaquant sa marque, son style excité. Cela ne diminue pas le mérite du cinéaste, l’adaptation est un processus délicat dont il s’est brillamment tiré, ce qui n’est pas le cas de tout ceux qui se sont aventurés à adapter Leonard, mais cela pousse à s’interroger sur la proximités des univers que ces deux auteurs entretiennent par delà leurs époques respectives, sur leur empiètement sur un média autre que celui qu’ils ont choisi d’enfourcher.

Si les récits d’Elmore Leonard se prêtent en effet si facilement à l’adaptation cinématographique (et plus généralement à la mise en image : certains épisodes de la récente série Justified sont des adaptations de Leonard), c’est qu’ils en partagent certains codes, et en premier lieu la primauté d’un parlé impulsif sur un écrit plus réfléchi, procédé qui procure une impression d’immédiateté dans l’appréhension des images comme du texte : on a le sentiment assez extraordinaire que la scène se déroule sous nos yeux, et qu’elle a été crée là, instantanément, à leur seule intention.

Cela s’explique en partie par une narration menée tambour battant (l’idée de ralenti n’existe pas chez Leonard, même la langueur est explosive) grâce à des ellipses parfaitement dosées, mais surtout par un sens du cadrage presque sensible : on peut véritablement voir une scène se dérouler, sans même avoir recours à l’imagination, tout est déjà là. Je ne parle évidemment pas des visages des protagonistes, de leurs expressions, mais de leur organisation dans l’espace, de la décomposition de leur mouvement et de leurs interactions, particulièrement prégnantes dans les scènes à hautes tensions, qu’il s’agisse comme ici aussi bien d’une dispute conjugale (sans cris ni heurts mais avec le ton glacial et définitif de la vanité blessée), que d’un cambriolage qui tourne mal. Parce que oui, quelle que soit la situation, chez Elmore Leonard elle ne peut que se dégrader.

Ce qui caractérise avant tout sa narration, c’est la dégénérescence du récit qu’elle entretient, de par son imprévisibilité et son instabilité constante autant que par le peu d’estime que Léonard confère au genre humain. Sans être misanthrope, il entretient une vision singulière de l’homme, placé dans des situations extrêmes par la stupidité des plus nocifs, qui n’exclut pas pour autant toute note d’espoir : les hommes payent leurs cruauté mais s’ils ont la chance de survivre rien ne les prédispose à y retomber. On part donc d’une situation très clairement établie : un trio amoureux (le couple marié et la maîtresse) auquel vient se superposer un trio de malfrats (un gérant de cinéma x qui se prend pour un malin, un combinard défoncé et psychotique, et un couard fini qui comprend un peu tard dans quoi il s’est embarqué). Chaque groupe dispose en outre de ses propres satellites, un type un peu trop aimable avec les femmes de ses amis, un syndicaliste énervé ou une informatrice qui l’ouvre un peu trop…Et puis les rouages se mettent en branle, la machine est lancée, tout se brouille : des milieux tenus éloignés jusqu’ici se retrouve mêlés, le prospère chef d’entreprise et époux comblé se retrouve sous la coupe de trois abrutis sans scrupules, la modeste trahison envers l’épouse (il la trompe certes, mais bon, il est amoureux, il faut le comprendre le bougre, d’autant que sa femme est autrement meilleure au lit) vire au cauchemar. Les cadavres s’empilent, les frontières morales et juridiques s’effacent, les camps se disloquent et se recomposent au gré d’intérêts qui convergent brièvement, et une situation, imparfaite mais claire au départ, devient un bordel monstre.

Tout ça sous la plume déjantée de l’auteur qui manie comme aucun autre l’art du dialogue, distillant généreusement un humour grinçant qui opère grâce à la gravité des personnages (scandalisés que l’homme qu’ils ont (mal)traité si poliment se permette de leur dire d’aller se faire voir) et l’inconscience qu’ils ont de leur propre indécence. Si Leonard est réputé pour ses dialogues, c’est en réalité tout son style qui est marqué par une concision et une simplicité épurée de la langue qui ne font que renforcer son explosivité. Leonard va à l’essentiel, sans effusion ni logorrhée, mais avec une pondération et une mesure qui laissent pourtant poindre une roublardise effarante, notamment s’agissant du traitement des personnages, tous cernés en quelques esquisses, sans précipitation mais avec un art consommé du trait juste, de l’image percutante qui vient irrémédiablement définir un personnage en profondeur. Sans doute Paiement Cash n’est il pas le meilleur livre de son auteur (avec cette galerie de minables et de faux durs il y avait moyen d’en tirer quelque chose d’encore plus barré), mais il témoigne de l’efficacité jamais démentie de son style qui place Elmore Leonard parmi les plus grands auteurs de romans noirs.

roman

Points

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23 juin 2010

Bon, tout d’abord, cours rudimentaire de mythologie accélérée pour ceux qui comme moi ont d’autres chats à fouetter que de se plonger dans les petites affaires scabreuses de divinités passées de mode depuis quelques siècles. Les centaures sont des créatures mythologiques à figures humaines dotées d’un corps de cheval depuis le torse. Jusque là tout va bien, merci J.K Rowling et consorts pour avoir remis la bestiole au goût du jour.

Ca se complique un peu ensuite, je vous épargne l’étymologie et l’état civil d’une flopée de rejetons probablement incestueux, on va se contenter de distinguer le troupeau des centaures communs, vulgaire bétail libidineux s’adonnant à la boisson, des quelques créatures élevées par leur naissance heureuse au dessus de la masse, et notamment Chiron, fils de Cronos (ce qui doit faire de Chiron quelque chose comme le beau frère de Zeus, je ne vous explique pas les repas de famille avec sabots sur la table et ambroisie dans la barbe du vieux). Bref, le centaure que John Updike a sorti de la naphtaline pour lui offrir une seconde immortalité, littéraire celle là, c’est bien Chiron, érudit équin, précepteur d’Achille et autres mouflets héroïques, qui renonce à l’immortalité dont les dieux l’ont gratifié pour mettre fin à ses souffrances résultant de la maladresse de son pote Héracles, lequel lui aurait par mégarde (soit disant, même si bon hein, l’enquête suit son cours) décoché une flèche empoisonnée. Flèche qui constitue le point de départ de ce roman. George Caldwell (au passage, j’ignore si Updike a choisi ce nom en hommage à l’écrivain, Erskine, mais je ne peux pas pour ma part laisser passer l’occasion de recommander les œuvres de ce génie un peu oublié) est professeur de sciences naturelles depuis deux bonnes décennies dans un lycée paumé au fin fond de la Pennsylvanie. C’est un anxieux. Il vit dans la crainte d’un rapport défavorable du principal (un Zeus lubrique aux intentions toujours un peu troubles) qui mettrait fin à sa carrière et précipiterait sa famille dans l’indigence. Mais surtout, il est convaincu que, tout comme son père, il ne vivra pas au-delà de cinquante ans.

Ca on ne l’apprend qu’après, puisqu’il commence par se prendre une flèche qui lui traverse la jambe, flèche tirée par un élève bien sûr, avec l’approbation et sous les éclats de rire de ses camarades. Chiron va donc voir Vulcain, le garagiste, pour se la faire retirer. Et puis il revient finir son cours, suant à grosses gouttes à l’idée d’être en retard. On pourrait croire que le monde construit par Updike n’a pas grand-chose à voir avec le notre : non seulement la cruauté y est de mise, mais elle y est considérée comme un tempérament tout à fait acceptable. Ce serait oublier un peu vite les coups de couteau échangés dans nos bacs à sable, ou presque. Cette banalisation extrême de la violence qui ouvre le récit vient hisser des enjeux dramatiques assez ternes, les angoisses d’un prof, à hauteur de centaure : la violence ainsi exacerbée vient s’inscrire dans le mythe pour apposer l’idée du divin qui sommeille dans cet être, sur la silhouette excentrique de ce pédagogue inlassable. Caldwell en recevant sa flèche est Chiron. Il ne le devient pas, il l’a toujours été. Bien sûr la flèche ne pourrait être qu’un symbole, peut être ne s’agit il que d’un trait d’esprit qui atteint Caldwell dans sa dignité. Updike joue de cette ambiguïté : Caldwell n’a pas conscience de sa forme mythologique, mais il va pourtant se faire retirer cette flèche, chez un garagiste, pas chez un psy, lui donnant ainsi la réalité qu’on serait tenté de lui discuter.

On n’est finalement pas très loin de la chronique sociale des sorcières d’Eastwick, même recours à une violence préhistorique débarrassé de sa gangue moralisatrice, même inscription du mythe dans le réel, et même désenchantement d’un monde voué à la normalité. Les sorcières perdent leurs pouvoirs, Chiron son immortalité. Là où les récits diffèrent, c’est dans leur rythme, dans l’étirement de leur narration, distendue le long d’une année pour les sorcières, ramassé autour d’une poignée de journées dans Le Centaure. Chiron a reçu sa flèche, il va mourir, Updike ne s’autorise aucun suspense. Dès lors chaque seconde qui s’écoule est absolument vitale et charge le récit d’une force émotionnelle dévastatrice. Ce sont des adieux que l’on lit tout du long, adieux à l’hiver, aux souvenirs, à la famille. Le Centaure raconte l’urgence de vivre sans agiter l’épouvantail du néant. Updike ne s’intéresse pas à l’aspiration au divin mais à son abandon, au sacrifice de l’immortalité, trop lourde à porter dans un monde où la sagesse est une farce.

Le Cherche Midi

21,00
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21 juin 2010

Un vieux fantasme freudien, lire les rêves, sert de point de départ à cette histoire mêlant mysticisme, psychanalyse de comptoir et complot politique sans grand intérêt. Si l’intrigue tourne autour de ce dernier, le récit s’en désintéresse rapidement. Roszak s’en débarrasse tout de suite en distribuant les rôles : l’église et la cia feront les méchants, comme d’hab. On suit une femme qui vit depuis toujours avec un poids qui a failli l’entraîner hors de la raison, elle n’a jamais rêvé. C’est dommage que le livre ne tire pas plus parti de cette situation, de ce manque, préférant se focaliser sur son autre particularité : si elle ne rêve pas, elle est en revanche capable de rentrer dans les rêves de toute personne avec laquelle elle a auparavant noué un lien, positif ou non. Non seulement elle observe, mais elle peut s’immiscer dans le rêve, le détourner, manipuler l’inconscient du dormeur en se faisant son amante. Elle ne s’en ait pas privé dans le passé, là aussi c’est dommage, toutes les tentations que ce pouvoir pouvait provoquer sont vite rejetées, aujourd’hui cette femme met ce pouvoir au service des autres. Après avoir été la patiente d’un scientifique, elle est devenu son assistante, l’aidant dans ses recherches en s’introduisant dans les rêves de ses patients. Cela devient ne réellement intéressant que lorsque naît l’idée d’une confrontation : et si deux guetteurs de rêve se rencontraient, dans un rêve, dans la mort ? L’enfer trouve vite ses limites, dans la retranscription des rêves que livre Roszak, capable de fabriquer une géographie, une logique propre au rêve (les mauvais rêves, les rêves noirs, sont situés en profondeur) à laquelle devrait justement échapper le rêve, sans pouvoir créer un langage à la hauteur de son ambition. D’un côté on tente de rationaliser, de l’autre on nage dans un fantastique œcuménique où les mots semblent rester en deçà de ce que l’on veut nous montrer. La description du traumatisme, de ces cauchemars invasifs téléguidés par des comploteurs sans imagination, reste terne dans l’ensemble. Roszak tente tout de même de poser des mots sur l’avilissement moral et sexuel des guetteurs, sur la brûlure de la honte qui leur tient compagnie à leur réveil, parce que eux savent. C’est quand même pas si mal.